Si vous avez lu plusieurs romans de Stephen King, il vous est sûrement déjà arrivé de hausser un sourcil en doutant de la bonne traduction de plusieurs passages. Le problème des traductions en français est un sujet récurrent chez les fans de Stephen King, pour diverses raisons. Voici mon tour d’horizon.
L’idée de cet article m’est venue grâce à Thanaël qui m’a envoyé sur Facebook ce tableau sur lequel il a travaillé et qui répertorie les traducteurs et traductrices de Stephen King en français, oeuvre par oeuvre.
Son message a fait écho à plusieurs conversations que nous avons déjà eu dans le podcast Le Roi Stephen. J’ai toujours entendu dire qu’il y avait des problèmes dans les versions françaises de Stephen King sans jamais mettre le doigt dessus moi-même. Mais après presque deux ans à décortiquer les œuvres du maître avec les copains et copines du Roi Stephen, plusieurs constats aberrants peuvent être faits, et certains qui mériteraient même de demander de nouvelles traductions.
Les traductions incomplètes
Première aberration : il existe en français des œuvres incomplètes de Stephen King par rapport à la version originale. Je pense en particulier au recueil Rêves et Cauchemars qui, en anglais, contient deux textes de plus que dans la version française : Head Down et Brooklyn August.
Vous avez bien lu, ces deux textes n’ont tout simplement pas été traduits pour la version francophone du recueil. Pour la simple raison qu’ils parlent de baseball, et que ce n’est visiblement un sport pas assez populaire en France aux yeux de l’éditeur…
Et ce n’est évidemment pas le seul exemple :
Philippe Hamsem dévoile aussi dans son livre Stephen King – Hantise de l’écrivain, que la traduction française de Shining est incomplète : il manque au moins 2 chapitres.
Ces chapitres sont ré-intégrées à la nouvelle traduction du roman Shining, publiée par JC Lattès. D’après le traducteur Jean Esch : c’est 20% du roman qu’il manquait !
On m’a rapporté sur Instagram qu’il manque également des chapitres à la version française de Christine : tout bonnement coupés sans raison.
La version du Fléau parue aux éditions Alta en 1979 et chez J’ai Lu en , avant la ré-écriture de King et la ré-édition en “version intégrale” (revue, corrigée, et augmentée donc), souffre aussi d’un certain nombre de coupes. L’éditeur avait peur d’un livre trop long, donc entre la vo (déjà raccourcie) et la vf, il manque encore quasiment la moitié du texte… Heureusement depuis 1991 on a une belle version intégrale, mais qui n’est pas à l’abri des autres problèmes de traduction… Voir ci-dessous.
Les erreurs de traduction
Non contents de ne pas tout traduire, il y a parfois de grossières erreurs dans les traductions. Outre les coquilles et fautes de grammaire/d’orthographe de plus en plus nombreuses et certainement dues à une volonté de réduire les délais de parution en français, certains traducteurs se plantent complètement dans la retranscription d’éléments de l’oeuvre. Certaines erreurs qui passent sous le nez des correcteurs.
Ainsi dans Ça, au détour d’un paragraphe, le prénom Bill en anglais devient Ben en français : le traducteur a confondu deux personnages. A la lecture en vf, on sent qu’il y a un soucis, puisque Ben ne fait pas partie de la scène et n’est pas censé bégayer…
Ou encore dans Le Fléau, une date change. Alors qu’en vo figure la date de “2 september”, en français c’est traduit par “2 décembre”. Parce que pourquoi pas.
Edit du 9 février 2021 : une nouvelle pierre au grand mur des problèmes de traduction chez Stephen King. Si Ça Saigne est publié le 10 février chez Albin Michel et cette première traduction française souffre également d’erreurs qui dépassent la simple coquille. Je vous laisse juger avec les quelques exemples postés par Gorian Delpature sur le groupe Facebook.
Les traductions des titres
Un autre sujet est celui de la traduction des titres.
Pourquoi traduire “The Stand” par “Le Fléau” ? “The Stand” signifie la résistance et montre que l’histoire n’est pas celle d’une grippe, ce n’est pas l’histoire du Fléau, c’est l’histoire des personnes qui résistent et restent debout face à l’adversité (la maladie, le mal).
Pourquoi, si ce n’est pour des raisons économiques, Albin Michel republie chez Wiz la nouvelle Rita Hayworth et la Rédemption de Shawshank sous le nom de son adaptation (plus connue) mais au titre discutable : Les Evadés ? Ce titre ne va pas : en plus de spoiler, il est aussi à moitié erroné. Attention ne lisez pas la fin de ce paragraphe si vous ne connaissez pas l’histoire, je vais la spoiler : tout au long du récit de King, on nous laisse penser qu’Andy est mort, pas qu’il est évadé, on ne comprend qu’il s’est évadé qu’à la fin, et en plus il est le seul à s’être évadé alors pourquoi mettre le titre au pluriel ?
Les problèmes d’interprétation
En parlant du Fléau, la relecture de cette oeuvre a mis en lumière pour moi un nouveau problème de traduction chez Stephen King : l’interprétation.
Alors que dans certaines œuvres, les insultes en vo n’ont aucune connotation, elles deviennent parfois en français homophobes, sexistes, ou autre. Indiquant sur le personnage des intentions ou des traits de caractère qui ne sont que la mauvaise interprétation de la personne qui traduit, mais qui ne sont pas un choix de l’auteur dont on lit l’oeuvre.
La pire interprétation à ce jour pour moi, c’est donc dans Le Fléau. Alors qu’en vo on ne sous-entend jamais que le personnage de Nick pourrait être noir, en vf il se fait traiter de “bamboula” lors de son agression, et on nous dit qu’il a des cheveux noirs crépus, alors que dans le texte de King ils sont décrits comme seulement ondulés et que la notion d’agression raciste n’existe pas.
C’est pour cette raison que vous vous étonnez souvent que dans le comic et dans les deux adaptations du Fléau, le personnage soit blanc : parce qu’il l’est en vo !
Certains traducteurs sont même réputés pour trop interpréter, à l’image de Nadine Gassie, ici pointée du doigt par les éditions Bélial sur la traduction très problématique de Docteur Sleep, accusée notamment de “dénaturer les registres de langage” :
“Avec Nadine Gassie, c’est tout de suite plus sexy. Surtout quand les filles de treize ans « mouillent leur culotte pour les mêmes chanteurs » au lieu de « couiner » (« All of them (…) moan over the same band. » – p. 379).”
Le manque de continuité dans le Stephen King Universe
Dernier problème et pas des moindres : les références inter-univers loupées.
Vous n’ignorez sans doute pas que chez King, tout son univers se fait sans arrêt référence, et est notamment connecté à La Tour Sombre. Ainsi il n’est pas rare de trouver des références au cycle (qui a eu lui-même plusieurs traducteurs différents) via des noms de lieux, des personnages, ou des phrases en haut-parler. Et si la personne qui traduit cette référence ne l’a pas complètement, ou a décidé de ne pas tenir compte des traductions des autres, il peut arriver qu’une seule et même phrase en vo aie plusieurs traductions en vf. Simplement parce que King n’a pas un seul et même traducteur pour l’ensemble de son oeuvre.
Un bel exemple de “chacun n’en fait qu’à sa tête” : The Little Sisters of Eluria a été traduit deux fois en français. Une première fois pour paraître dans l’anthologie Légendes, elle prend alors le nom de Les Petites Soeurs d’Elurie : le nom de la ville est francisé ! Mais quand elle paraît dans Tout Est Fatal, elle est traduite à nouveau mais par une autre personne, et son nom devient Les Petites Soeurs d’Eluria… Sans parler du dialogue de Roland avec John : ce dernier parle un patois terrible dont la traduction n’a littéralement rien à voir d’une version à l’autre (rendez-vous dans l’épisode du Roi Stephen de mars pour en savoir plus, on y fera des comparaisons de traduction).
Un exemple qui en dit long sur les choix parfois arbitraires et subjectifs de la traduction, voire complètement erronés, à la limite de la “trahison” de l’oeuvre originelle.
Je pourrais étendre tout ça jusqu’à la traduction des films : on est d’accord que Les Évadés est la pire idée de traduction de titre pour un film ? Alors que le titre anglais veut littéralement dire “La rédemption de Shawshank” et ne dévoile ainsi rien du twist final. Ecoutez notre épisode du Roi Stephen.
Alors quelle est la solution ? Malheureusement la plus évidente est de lire Stephen King en anglais, c’est ce que je fais maintenant même si je lis terriblement lentement et qu’il n’est pas facile à lire… Vous pouvez tenter de vous familiariser à la lecture en anglais grâce à Harrap’s qui a publié des romans de Stephen King (Misery, Dolores Claiborne, La Ligne Verte…) en vo avec des aides à la lecture et la traduction de mots-clés (voir sur Amazon ou sur la Fnac). Ou vous pouvez investir dans une liseuse électronique, Kobo, Kindle ou autre, qui permettent de traduire des mots juste en les surlignant.
Et parce que l’espoir fait vivre : peut-être qu’un jour un projet identique à celui sur les œuvres de Lovecraft verra le jour. Ou qu’Albin Michel se décidera à refaire des traductions, comme ça a été le cas pour Anatomie de l’Horreur ou pour Shining chez JC Lattès, ou à faire un effort en prenant plus de correcteurs, ou en leur donnant plus de temps pour éviter des erreurs qui sont propres à de l’inattention, indépendamment de la difficulté de traduire du Stephen King.
Si vous trouvez d’autres exemples, envoyez-les moi, je mettrai à jour cet article !
Lorsqu’on publie un article dénonçant les problèmes de traduction, il serait de bon ton de ne pas laisser un monceau de coquilles et de phrases à la syntaxe douteuse.
Un monceau de coquilles : lesquelles ?
De phrases à la syntaxe douteuse : même question.
Et je rappelle que, à l’inverse des traductions de Stephen King, je ne suis pas payée pour écrire, je ne suis ni autrice ni traductrice ni correctrice, je suis légitime en tant que lectrice pour émettre un avis critique.
C’est vrai que les traductions du maître laissent souvent à désirer.
Je viens de commencer le fléau et ça pique.
Il y en a quand même de très bonnes, comme celles de la tour sombre par Marie de Prémonville.
Malheureusement quand on est fan de King et qu’on a aucune notion d’anglais (ou alors niveau CP), on est contraint de lire en français et du coup on est pénalisé. Mais je crois que c’est valable pour toutes les traductions. J’avais lu sur booknode que la traduction des quatre filles du docteur March avait été totalement différente de l’original. Alors pourquoi les traducteurs ne se contente pas de traduire au lieu de faire à leur sauce ?
Aïe, ça pique !
Merci pour le lien avec les livres aide lecture, je ne connaissais pas le principe, c’est top !
Je suis une personne aveugle et je ne peux donc lire que des livres numériques ou audio, le format papier m’étant inaccessible ainsi du reste que certains formats numériques comme Kindle. J’ai donc été particulièrement sensible à l’une des activités de l’héroïne de Rose Madder, laquelle… enregistre des livres audio ! Je précise que la seule version audio que j’ai pu me procurer du roman en Anglais est difficilement audible, surtout pour une auditrice francophone qui peine à suivre en VO, en raison notamment de la musique de fonc qui est très forte et couvre la voix de la locutrice. Or Rose commet un lapsus qui, dans la version française, est traduit par une confusion entre “bas nylon” et “bras nylon”, ce qui entraîne une discussion avec la personne chargée de superviser l’enregistrement, discussion qui suit bien sûr la logique de la traduction. Pourriez-vous éclairer ma lanterne sur la pertinence de cette traduction en me donnant copie de ce passage du livre dans sa version originale en Anglais ? D’avance merci.
Bonjour Isabelle ! Un fan de la communauté a retrouvé des éléments dans son édition en anglais : en vo Rose parle de “nylon stroking” au lieu de “nylon stocking”, stroking a une connotation sexuelle qu’on ne retrouve pas avec la traduction, c’est toujours compliqué de traduire des jeux de mots en gardant le sens ou l’intention. J’espère que ça répond à votre question ! Sinon n’hésitez pas. Emilie
Traduire « nylon stroking » (stroking = forme verbale de stroke + ING) par « nylon stocking » (stocking = substantif) est aberrant !!
au lieu de « couiner » (« All of them (…) moan over the same band. »
« moan » ne veut pas du tout dire « couiner » dont je rappelle le sens: pousser un couinement: Cri du lièvre et du lapin lorsqu’ils sont pris par un chien de chasse; p. ext. cri aigu d’autres animaux :// Bruit grinçant :
« moan » se traduit par « gémir », le sens ici (page 139 de Docteur Sleep) étant : fillettes… gémissent d’extase // poussent des gémissements d’extase »
Bonjour Emilie,
Merci pour cet article très éclairant qui a terminé de me convaincre de ne plus lire Stephen King qu’en VO.
Je viens de tomber sur cet article de 2002 : https://www.leparisien.fr/culture-loisirs/stephen-king-a-un-super-traducteur-29-11-2002-2003611292.php Il permet d’un peu mieux comprendre les difficultés auxquelles doit faire face un traducteur mais j’avoue avoir eu un sursaut en lisant que le traducteur avait trouvé comme “solution” de couper 40 pages…
[…] Les traductions françaises de Stephen King sont-elles problématiques ? (Spoiler : oui) […]