Aujourd’hui, 21 septembre 2018, Stephen King fête ses 71 ans. À cette occasion nous avons retrouvé un essai d’un de ses fils, Owen King, publié sur le site New Yorker le 16 juin dernier. Il y évoque son premier job : enregistrer en livre audio les livres de son père, et quel impact cela a eu sur qui il est aujourd’hui. Un essai très intéressant que nous avons décidé de vous traduire aujourd’hui.
Enregistrer des livres audio pour mon père, Stephen King
Mon père m’a donné mon premier travail en me faisant enregistrer des livres audio sur cassette. Il en avait entendu parler depuis longtemps, mais, comme il l’expliquait plus tard, “il y avait beaucoup de choix tant que vous ne vouliez entendre que Les Oiseaux se Cachent pour Mourir”. Alors, un jour, en 1987, il m’a présenté un magnétophone portatif, un paquet de cassettes vierges et une copie cartonnée de “Watchers”, de Dean Koontz, m’offrant neuf dollars par narration de soixante minutes, la durée d’une cassette.
C’était un plan optimiste de la part de mon père. Non seulement j’avais juste dix ans, mais quand il s’agissait de lire à haute voix, je n’étais pas très bon. Tous les soirs, mes parents et moi-même lisions ensemble des livres et j’ai commencé à réclamer un rôle égal de narrateur. Au cours des explorations de notre tournée à travers “Enlevé !” de Robert Louis Stevenson, j’ai testé leur amour avec des tentatives imprudentes d’accent écossais pour le révolutionnaire Alan Breck Stewart, auquel le protagoniste du roman, David Balfour, se lie d’amitié. Alors même qu’ils plaidaient pour que je m’arrête, je me suis embourbé dans certains passages.
Malgré cela, mon père m’a enrôlé pour raconter “Watchers”. (Si Stephen King veut écouter un roman de Dean Koontz, il écoutera un roman de Dean Koontz.) Et pour ces neuf dollars, un salaire scandaleux, j’ai terminé la tâche qui m’avait été confiée. Ou plutôt, j’ai lu “Watchers” aussi bien qu’un enfant de dix ans le peut, assis au bureau de ma chambre sous une affiche de Roger Clemens en plein match, bégayant sur les mots durs et mettant sur pause pour envisager les phrases plus longues.
L’intrigue de “Watchers” suit un chien super intelligent qui communique avec son maître humain, un ex-commando Delta Force, via des lettres de Scrabble. Wikipedia me dit que la principale menace dans l’histoire est un babouin génétiquement modifié, ce qui semble effrayant, mais cette histoire de Scrabble est ce dont je me souviens. Un des raccourcis que les mauvais critiques utilisent pour signaler leur aversion pour un roman de genre est d’énumérer tous les éléments sauvages -c’est-à-dire : “[Titre du livre] se compose d’un cuirassé en 1943, de jumeaux siamois en 2017, une sous-intrigue impliquant un tueur en série nommé, et un cadavre qui vomit des sauterelles”- sans les mettre dans aucun contexte. Je pense qu’une partie de la raison pour laquelle papa aime toujours me taquiner à propos de “Watchers”, c’est qu’il est à juste titre sensible à ce genre de déshonneur. Pour la petite histoire, je ne rejetterai jamais un roman sur un chien magique, un ex-commando Delta Force et un babouin génétiquement modifié. Je suis certain que je n’ai pas dit que je détestais le livre. Ce qui me dérangeait c’est que c’était quand même bien commode que ce chien singulier ait été trouvé par un ex-commando de Delta Force. C’était terriblement chanceux, n’est-ce pas ?
Je lisais beaucoup de livres, mais je n’avais pas beaucoup réfléchi à leur sujet. Je les consommais. Les livres de poche de la série “Three Investigators” étaient éparpillés autour de mon lit, appréciés et jetés. Mais quand j’ai fermé la porte de ma chambre, je me suis assis, j’ai appuyé sur le bouton rouge du magnétophone et j’ai commencé à raconter à haute voix “Watchers”, mon expérience de lecture a changé. Comme toujours, l’histoire a fait disparaître le monde extérieur, mais à ce moment une partie de moi est restée présente. Il est beaucoup plus difficile de négliger les mots quand ils sortent de votre bouche.
“Watchers” n’était que le début. Au cours de mes années d’adolescence, au moins deux douzaines d’enregistrements de livres ont suivi. Mon père a embauché mon frère et ma sœur aussi. Il a prétendu qu’il n’essayait pas d’élargir nos horizons littéraires; il voulait juste entendre les livres. Néanmoins, ils ont élargi le mien. Une liste incomplète de mes propres devoirs comprend la fiction traditionnelle (“Une Paix Séparée”), la fantasy (“La Communauté de l’Anneau”), la fiction policière (“Les Arnaqueurs”, “Rouge, impair et manque”), la science fiction (“Dune”, “Ring Around the Sun”) et diverses anthologies.
Laissé à moi-même, je suis sûr que j’aurais trouvé “La Communauté de l’Anneau” et “Dune”, mais je doute que j’aurais choisi un roman comme “Les Arnaqueurs” de Jim Thompson, dont le titre ne signifiait rien pour moi, et dont la couverture portait l’illustration d’un homme au visage de simian, une femme morose fumant une cigarette, et une paire de gros dés, perchés au-dessus d’un dépliant inquiétant du Boston Globe qui mettait en garde : “Choquant !”. Je devais avoir treize ou quatorze ans quand je lisais le livre, et le monde dur et mensonger qu’il décrivit m’a surpris. Le contraste insensé entre celui-ci et “La Communauté de l’Anneau” était un plaisir en soi ; passer de l’un à l’autre était une forme de téléportation.
Ce travail était également une excellente pratique pour l’écriture. Fermer ma porte et m’asseoir à mon bureau faisait écho à ce que mes parents faisaient chaque jour quand ils s’enfermaient dans leurs bureaux respectifs et y restaient assis des heures entières. (Papa retournait parfois au travail après le dîner et continuait dans la nuit. Si, couché dans le lit à l’autre bout de la maison, je discernais la ligne de basse d’un album d’AC/DC sinistre qu’il aimait écouter très fort, je savais qu’il travaillait.)
J’ai été alarmé du temps que mes parents passaient seuls. Je ne pouvais pas comprendre comment ils pouvaient le supporter. Je pensais qu’être écrivain devait être non seulement le pire travail au monde, mais aussi le plus effrayant. Je me souviens avoir traîné sur les marches moquettées devant le bureau de papa, avec Marlowe, notre corgi, affalé devant sa porte. Marlowe était parmi les créatures les plus grégaires, mais si papa fermait la porte, il s’effondrait devant. Sa tragédie a été ma meilleure opportunité de le caresser, alors je me suis planté là aussi. Dans le fond, le tumulte de plastique des frappes de papa venait de l’intérieur du bureau. Il m’est apparu une fois, alors que je caressais Marlowe et que le cliquetis des touches continuait, de me demander si mon père tapait réellement quelque chose de précis ou faisait juste le plus de bruit possible pour éviter que les choses ne se gâchent.
À ma connaissance, aucune bande de “Watchers” n’a survécu, même si j’ai ma lecture de “Dune”. C’est un document lamentable : je narre, renifle et souffle comme un télévendeur qui se bat pour garder quelqu’un sur la ligne. Mais je continue d’enregistrer des livres étranges pour mon père en cadeau. Il y a quelques années, j’ai entrepris “Guerre et Paix” comme cadeau de Noël. Il a fini par être livré avec deux Noëls de retard, et j’ai commis des crimes contre le dictionnaire russe que seul Dieu peut pardonner, mais je crois que cela représentait une amélioration majeure de ma technique. J’étais peut-être un mauvais Alan Breck Stewart, mais j’avais la bonne idée : quand vous lisez à quelqu’un, il est plus facile pour eux d’absorber la langue si vous mettez un peu de caractère dans les personnages. Vous n’appelez pas pour ventre des vérandas Akéna. Vous lisez un homme énervé avec une épée.
Mais papa est un lecteur bien meilleur que moi. Au fil des ans, il a enregistré plusieurs livres : des romans de Louise Welch, Jon Hassler, Graham Greene. Il ne fait pas beaucoup d’accents, mais il est formidable pour ombrer certaines voix, atténuant le discours d’un ivrogne, ajoutant une touche de ricanement à un caractère abrasif. Ce qu’il aime particulièrement, c’est le rythme, rien d’étonnant si vous lisez ses romans. Ces cassettes et ces CD sont très spéciaux pour moi, chauds et vivants. C’est réconfortant d’avoir une voix familière dans la voiture qui vous conte une histoire. Je comprends pourquoi vous seriez prêt à payer pour cela.
Témoignage charmant. Mes parents ne me demandaient pas d’enregistrer des voix, mais me donnaient des livres à lire et me demander d’écrire un résumé avec ma scène préféré, les mots que je ne comprenais pas et j’en passe. C’était un exercice intéressant et sans internet, on ne pouvait pas gruger ^_^.